Comment débuter votre roman (l’art de l’incipit)

Comment débuter un roman ? Par l’incipit pardi !
Incipit : en latin, « Ça commence ».
Loin de l’imagerie du soleil se levant sur une contrée où règne l’harmonie, que dessine depuis notre enfance le fameux « Il était une fois », l’incipit d’aujourd’hui fonctionnerait plutôt comme une hameçon dans une pêche inversée, venu des profondeurs et qui attraperait votre lecteur pour le faire plonger dans une longue apnée, d’où il ne pourrait émerger qu’à la fin, épuisé, émerveillé, condamné à errer à tout jamais à la surface, à la recherche d’un autre hameçon pour le capturer à nouveau.
L’incipit, aujourd’hui, c’est une promesse que l’on fait aux lecteurs de lui faire vivre des moments intenses. Pour faire cette promesse, n’agissez pas comme un lourdaud en amour en déclarant tout de go : « Je te promets que… ».
Promettez de manière subtile, en laissant supposer des conflits à venir, du contexte original à revendre, du personnage fascinant à découvrir !
Sans vouloir vous mettre la pression, vous avez intérêt à assurer du côté de la première impression…
Qu’est-ce qu’un incipit ?
Ce sont les mots par lesquels le livre commence. Cela peut être un paragraphe ou une seule phrase, parfois même très courte, comme le fameux incipit du Hobbit de Tolkien : « Dans un trou vivait un hobbit. »
Dans tous les cas, ces premiers mots doivent capturer l’intérêt du lecteur et lui focaliser l’esprit pour le faire entrer dans une bulle d’où il ne pourra ressortir que mû par ses plus bas instincts.
Mais à l’heure où Netflix et les jeux du téléphone apportent une satisfaction immédiate, rabaissant l’humain au statut de poisson rouge attardé, il vous faut rivaliser avec des mots écrits en tout petits, sans images et sans interactivité aucune.
Car votre lecteur n’insistera pas : pour faire preuve de persévérance dans la lecture d’un livre, il faut au moins être bookstagrammeuse et, comme votre lecteur n’a, en général, aucune communauté à laquelle rendre des comptes, à peine une mauvaise phrase lue et voilà que ses yeux s’autorisent à glisser lentement du livre vers la table basse où le noir miroir rectangulaire lui promet une bonne injection de like dans son synapse désenchanté.
Que s’est-il passé ? Il était motivé pourtant ! Il avait fait la démarche active d’acheter ou d’emprunter le livre, de l’ouvrir et de bouger les yeux de gauche à droite pour déchiffrer les signes, mais voilà : les mots mal agencés se sont décollés de sa rétine pour s’envoler au royaume des mots non-lus et former peu à peu une galaxie massive dont tout le monde se fiche éperdument.
Si vous avez de la chance, votre bouquin sera déposé dans la bibliothèque, si vous en avez moins, sous le pied du lit.
Bref, retenir l’attention d’un lecteur, c’est chaud, on ne va pas se mentir.
Alors, comment débuter un roman en pratique ? Je ne possède malheureusement pas la science de l‘incipit qui fait mouche à chaque coup et je reste parfois ébahie devant la saisissante accroche de ce roman sans parvenir à comprendre son mystère, mais tout de même : mes capacités d’observation m’ont permis de déceler des récurrences, des éclairages, parfois même, j’ai tout capté.
Et puis j’ai lu à ce sujet, pas mal, beaucoup, avec passion.
Je vous livre ici mes déductions :
Présenter le processus de l’histoire entière
Le processus de votre histoire, c’est son essence, ce ciment qui fait que vos phrases tiennent bien toutes ensemble.
Et s’en rendre compte est une double conséquence positive puisque cela va aussi vous forcer à vous demander quel est ce liant dans votre récit. Vous risquez peut-être de réaliser qu’il n’y en n’a pas, ou qu’il n’était pas vraiment mis en valeur de la bonne façon.
Qu’est-ce que le processus d’un roman ? Je vous explique :
Incipit et processus dans Harry Potter
Dans Harry Potter, ce liant, cette essence, c’est :
Il existe un monde de sorciers caché des gens normaux.
Point. Tout ce qui arrive dans les sept tomes de la saga découle de ce processus. Sans lui, rien ne colle. Vous pouvez échanger les personnages, les intrigues, les raisons, les aboutissements, les arcs narratifs, bla, bla, bla, mais vous ne pouvez pas vous dépêtrer de cette glue qui forme cette œuvre et qui fait qu’elle est ce qu’elle est.
Regardez l’incipit d’Harry Potter :
Mr et Mrs Dursley, qui habitaient au 4, Privet Drive, avaient toujours affirmé avec la plus grande fierté qu’ils étaient parfaitement normaux, merci pour eux. Jamais quiconque n’aurait imaginé qu’ils puissent se trouver impliqués dans quoi que ce soit d’étrange ou de mystérieux. Ils n’avaient pas de temps à perdre avec des sornettes.
JK Rowling aurait pu présenter son processus par le monde magique plutôt que le monde normal, mais si elle l’avait fait, il n’y aurait plus aucune surprise qu’Harry Potter était un sorcier. Je rappelle que l’élément déclencheur du roman est la lettre qu’il reçoit.
Elle était donc obligée de commencer par présenter les gens normaux. Elle annonce qu’ils vont être impliqués dans des choses étranges et mystérieuses, qu’ils vont devoir se confronter à un moment donné à ces fameuses « sornettes » (la promesse se trouve là) et comme on a lu le titre du roman « Harry Potter à l’école des sorciers », on se doute que l’enfant Harry n’est, lui, pas normal et qu’il est lié d’une certaine manière à ces gens normaux.
Incipit et processus dans les Confessions
Voici un autre exemple avec Les Confessions de Rousseau :
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
Alors, désolée, je sais que celui-là vous avez certainement dû vous le farcir à l’école (des gens normaux), mais je me permets de vous rappeler le principe des Confessions :
Rousseau, pour la première fois dans l’histoire de la littérature, va se confier au lecteur, à la manière d’un patient à son psychanalyste, en admettant ses bassesses, ses expériences et sentiments inavouables.
Là, c’est encore plus clair ! Il présente le processus de son livre : un homme se raconte de manière vraie à ses lecteurs, sans masque.
Le processus est même encore plus précis que cela : Jean-Jacquot a le désir de développer un nouveau concept et comme un vrai dirigeant de start-up, il nous explique que « ça n’a jamais été fait » (bon, il se la raconte aussi un peu trop en disant que ça ne se fera jamais plus) et il voit son projet de manière assez grandiose, puisqu’au lieu de dire « J’écris un bouquin » il nous dit : « Je forme une entreprise ». Dois-je préciser qu’il ne fera jamais de bilan prévisionnel ?
Il précise même le but, de manière plus ou moins dissimulée, de cette entreprise dans la phrase « Je veux montrer à mes semblables ». Mettez-vous à la place des gens de la bonne société à qui étaient destinés le livre, ainsi que les écrivains contemporains. Puisque cela n’avait jamais été fait, il leur dit en gros : « Non seulement vous êtes comme moi (vous aimez les fessées, bandes de coquins), mais en plus vous n’avez jamais eu le courage de l’admettre ! »
Bien débuter votre roman : quel est votre processus ?
Je vous recommande d’essayer de résumer votre roman en une seule phrase et de le faire à l’écrit, sous forme de liste à puces.
Car vous allez faire de nombreux essais, jusqu’à trouver la phrase qui vous semble porter la flamme de votre récit. Attention, ce processus n’a rien d’un pitch, qui est écrit pour « donner envie de lire » au dos du livre (à l’éditeur comme au lecteur). Il ne doit pas comporter de suspense, mais un concept général.
Il est même possible que ce processus soit en fait dévoilé à la toute fin de votre roman, comme c’est le cas avec La Planète des singes, de Pierre Boulle, dont l’incipit est :
Je confie ce manuscrit à l’espace, non dans le dessein d’obtenir du secours, mais pour aider, peut-être, à conjurer l’épouvantable fléau qui menace la race humaine. Dieu ait pitié de nous… !
Le livre raconte l’histoire d’un couple qui découvre un manuscrit lancé dans l’espace, témoignage du voyage d’un homme en l’an 2500 sur une planète où les singes dominent. On découvrira à la fin que les humains évoluent naturellement en singes. Le retournement de situation et la clé de l’intrigue forment le processus du livre : « L’évolution naturelle de l’homme est le singe ».
On pourrait imaginer que Pierre Boulle a eu l’idée de son livre de la manière suivante : « Et si les hommes évoluaient en singes ? » puis, « J’aimerais bien raconter l’histoire d’un homme qui voyage sur une planète plus avancée que la nôtre et découvre qu’ils ont naturellement évolué en singes. En rentrant sur Terre, 700 ans plus tard, il découvre que les humains de la Terre ont eux aussi évolué en singes. Et si je faisais découvrir un manuscrit par un couple de voyageurs galactiques ? Un appel à l’aide de cet humain. On découvrirait à la toute fin que ce couple est en fait…un couple de singes ! »
Vous comprenez que le ciment de son projet tient avant tout sur la base « L’évolution naturelle de l’homme est le singe » et que l’incipit présente ce processus, sans dévoiler l’intrigue : « L’épouvantable fléau qui menace la race humaine ».
Essayez de vous demander :
- De quelle manière avez-vous eu votre idée de roman ?
- Y a-t-il eu un moment dans l’écriture de votre histoire où vous vous êtes dit « mais bien sûr, géniale cette idée ! »
- Qu’est-ce qui selon vous est le plus important dans votre roman ? Le plus intéressant ?
- En quoi votre roman est-il nouveau ?
- Votre roman fonctionne-t-il sur un principe ingénieux ? Un concept original ?
- Qu’est-ce qui vous garde « passionné⋅e » sur l’écriture de votre roman ?
- Qu’est-ce qui vous fait vous dire « J’ai tellement hâte de provoquer « telle émotion » chez mon lecteur grâce à « telle chose » dans ce roman ! »
- Lorsque vous êtes perdu⋅e et que vous vous dites « non, je dois revenir à la base de ce que je voulais », quelle est cette base ?
Diapason et résonance
Vous connaissez ce petit instrument en forme de fourche ? Pour obtenir une note (le La en général), on le frappe sur une surface dure et on le porte à son oreille. Ça fait « douuuuuuuu 🎵 » plus ou moins longtemps. C’est bon, vous voyez ?
Vous êtes d’accord que plus on frappe fort le diapason, plus la note dure longtemps, n’est-ce pas ?
Alors, imaginez que votre roman soit un diapason et que le sentiment de votre lecteur tout au long de la lecture et qui perdure une fois qu’il a terminé de le lire soit la résonance (le « douuuuuuu »).
Voyons si vous suivez, votre incipit sera donc :
Réponse A : La force de frappe
Réponse B : La note La
Réponse C : douuuuuu
La réponse A, bien sûr ! L’incipit doit donner la fréquence vibratoire la plus forte possible, pour que non seulement votre roman tienne la vibration le plus longtemps possible, mais qui plus est fasse perdurer ce sentiment pendant des heures, des jours et même des mois pour les meilleurs !
Ne vous est-il jamais arrivé de vous faire avoir à lire à un livre et parvenu à un certain nombre (étonnamment élevé) de pages, de vous dire « Mais…c’est nul ! »
À tous les coups vous vous êtes fait avoir par un incipit qui a frappé bien fort. Les page turner sont très forts pour faire ça. Même mauvais, même clichés, on continue de lire, saisis par une accroche bien dopaminique (et de bons cliffhangers).
Alors, comment faire pour que votre incipit frappe fort et fasse résonner toute l’expérience sur la plus longue distance possible ? (Il y a bien entendu, de nombreuses techniques pour faire perdurer cette résonance, au delà de l’incipit, lisez mes autres articles, suivez mes formations. ^^).
Voici trois manières de le faire :
3 formes d’incipits
Maintenant que vous avez saisi le principe général, voyons 3 formes que peuvent prendre vos incipits. Il en existe bien plus, évidemment, mais je pense qu’on pourrait écrire quelques livres à ce sujet !
L’aphorisme
L’aphorisme est une phrase à valeur morale, l’énonciation d’un principe, d’une opinion, d’une vision.
Un incipit-aphorisme célèbre :
Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. Anna Karénine, Léon Tolstoï
Le roman qui va suivre doit avoir valeur de parabole pour démontrer l’énonciation, par exemple, dans la fable de La Fontaine, Le lièvre et la tortue, l’aphorisme est :
Rien ne sert de courir, il faut partir à point.
Cet aphorisme aurait pu être mis en conclusion, mais il est énoncé au début et toute la fable sert à le démontrer.
Évidemment, votre roman n’est pas, comme dans les vieux livres et contes pour enfants, une vaste fable avec une morale destinée à éduquer, mais il possède néanmoins un thème.
Le thème de votre histoire, c’est ce que vous voulez dire « au fond ».
Par exemple, dans Le nom de la rose, d’Umberto Eco, tandis que l’histoire est une enquête au cœur d’une abbaye du XIVe siècle, le thème est « Il faut apprendre à voir au-delà des apparences et pour cela, il faut avoir accès à la connaissance. »
Si vous devez commencer votre roman par un aphorisme, essayez d’énoncer votre thème d’une manière poétique.
L’élément déclencheur
Vous le savez sûrement, le roman possède une structure narrative qui se déroule en général ainsi :
- Situation initiale
- Élément déclencheur
- Péripéties
- Climax
- Dénouement
Mais l’architecture de votre livre n’est bien entendu pas obligée de suivre chronologiquement ces étapes !
Par exemple, dans L’aveuglement, de José Saramago, le roman commence par l’élément déclencheur : un homme, bloquant toute la circulation à un feu vert, hurle quelque chose. Lorsqu’on vient à son secours, on se rend compte qu’il crie « Je suis aveugle ! »
Par la suite, on apprendra le passé de chacun dans leurs conversations. La situation initiale de chaque personnage.
Vous remarquerez que cet élément déclencheur présente aussi le processus de l’histoire : des gens deviennent aveugles subitement.
Pour faire ce choix d’incipit, il faut que votre élément déclencheur réponde strictement à ces trois critères :
- La vie du protagoniste est totalement modifiée sans possibilité de retour en arrière. Il est forcé d’agir.
- C’est émotionnellement bouleversant pour le protagoniste.
- C’est mystérieux et intriguant. (J’insiste sur le ET, parce que le mystère qui n’intrigue pas est nul, du genre : « Il était sombre et ténébreux et on voyait bien qu’il avait vécu des choses graves et sombres et mystérieuses »)
Voici un autre incipit-élément déclencheur célèbre :
En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. La métamorphose, Kafka.
Vérifiez : est-ce que cet incipit répond aux trois critères ?
- La vie de Gregor Samsa est totalement modifiée sans possibilité de retour en arrière : TOUT À FAIT.
- C’est émotionnellement bouleversant pour Gregor Samsa : CARRÉMENT.
- C’est mystérieux : BAH OUI, c’est intriguant : ON NE PEUT PAS FAIRE MIEUX.
Une phrase qui interpelle
Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi; on ne se parlait pas. L’espèce humaine, Robert Antelme
Par sa trivialité, la première phrase nous commande de lire la suite. Nous reconnaissons en nous quelque chose d’ancien : nous sommes ramenés à notre besoin primaire, placé tout en bas sur l’échelle des besoins. Or, Robert Antelme, dans ce roman, raconte sa vie de déporté dans un camp de concentration et met en avant la dévaluation de l’être humain à son statut animal. Il en est réduit à ses besoins primaires.
Ici, le processus du livre est présenté dès le départ : on ne va pas parler d’histoire, on ne va pas faire de lyrisme, on ne va même pas parler « des camps », ni de sociologie, mais raconter l’expérience d’un homme au plus près de la réalité de son vécu.
Dans un trou vivait un hobbit. Le Hobbit, Tolkien
Aujourd’hui, tout le monde sait ce qu’est un hobbit et dans quel genre de trou il vit. Mais imaginez à l’époque où Peter Jackson n’avait pas fait ses films : toute personne qui lisait cette première phrase se demandait : « Qu’est-ce qu’un hobbit ? » et « Quel genre de trou ? »
Inspirez-vous de ce genre de phrase : prenez un mot de jargon ou de langue inventée de votre roman et faites-en le sujet d’une phrase courte où le contexte est aussi intriguant.
Je te demande pardon, Markus, j’étais avec toi sur le chemin de halage. Markus presque mort, Valérie Sigward
Un roman peu connu, dont la première phrase provoque une irrésistible envie de poursuivre. On veut savoir pourquoi il demande pardon, qui est Markus et qu’est-ce qu’il s’est passé sur ce chemin de halage. On imagine déjà quelque chose de grave, déjà, à cause du titre, mais aussi parce qu’un chemin de halage est un lieu isolé, peu fréquenté. Si il avait dit « J’étais avec toi au centre commercial », on ne ressentirait pas de danger.
À présent qu’on a vu ces trois types d’incipit, voyons ce qu’il ne faut surtout pas faire :
Comment écrire le pire début de roman du monde
Chaque année, le Bulwer-Lytton Fiction Contest récompense le pire incipit de roman. Il est nommé ainsi en l’honneur de Lord Bulwer-Lytton, qui remporta ce concours à sa première édition, grâce à cet incipit issu de son roman Paul Clifford :
C’était une nuit sombre et orageuse ; la pluie tombait à torrents — sauf par intervalles occasionnels, lorsqu’elle était rabattue par un violent coup de vent qui balayait les rues (car c’est à Londres que se déroule notre scène), crépitant le long des toits, et agitant violemment les maigres flammes des lampes qui luttaient contre l’obscurité.
« C’était une nuit sombre et orageuse » (It was a dark and stormy night) est devenue une phrase de référence pour l’incipit cliché.
Essayons de comprendre pourquoi et par la même occasion, vous éviter de faire ce genre d’erreurs !
Faire de la description
La description, dans un roman, est la fois nécessaire et ennuyeuse à lire. C’est le grand défaut de la majorité des amateurs : ils mettent de la description partout, terrifiés à l’idées que le lecteur ne parvienne pas suffisamment à se représenter la scène et souvent, le verbe être à l’imparfait s’y prélasse et s’y reproduit comme blattes en garde-manger : C’était une ruelle sombre, Il était grand, Elle était belle, Le livre était ennuyeux.
Tenté de placer un petit « était » dans votre incipit ? Passez votre main sous le robinet d’eau chaude, demandez pardon au dieu de la littérature et appuyez sur « suppr » autant de fois que nécessaire.
La description ne doit pas introduire, mais s’immiscer, se déguiser, préciser ou éclairer. À la première ligne, on veut avoir envie de « comprendre », de « poursuivre », de « savoir », de « plonger », pas de « lire ». Or, la description force à lire. De temps en temps, c’est nécessaire, on passe la description en diagonale, en se disant « ah, ok, il ressemble à ça, c’est comme ça et maintenant voyons ce qui se passe ».
La description est un peu comme le vêtement sur la personne, elle doit s’effacer pour mettre en valeur le sujet. C’est pourquoi les vêtements de créateurs sont difficilement mettables : on ne voit qu’eux.
Placer une description en incipit, c’est déclarer qu’on se soucie plus de son style que de son lecteur.
Alambiquer ses phrases
Je rappelle l’odieux incipit :
C’était une nuit sombre et orageuse ; la pluie tombait à torrents — sauf par intervalles occasionnels, lorsqu’elle était rabattue par un violent coup de vent qui balayait les rues (car c’est à Londres que se déroule notre scène), crépitant le long des toits, et agitant violemment les maigres flammes des lampes qui luttaient contre l’obscurité.
Dès le départ, Lord Bulwer-Lytton parvient, rien qu’au niveau grammatical, à faire tout ce qu’il faut pour embrouiller son lecteur :
- Une phrase de sept propositions
- Un point virgule
- Un tiret
- Des parenthèses
Optez pour la clarté ! Des phrases courtes, actives, sans point virgule (cet élément de ponctuation sert très rarement et vous n’aurez jamais à hésiter pour l’utiliser : c’est quand rien ne colle, ni la virgule ni le point), sans parenthèses (j’en mets plein dans mes articles, mais dans vos romans et surtout dans vos incipits, évitez au max !), sans tiret (une autre forme de parenthèses, utile dans le roman, mais surtout pas en incipit !).
Mais ce n’est pas tout. Au niveau du sens, rien ne va !
- Sauf : Non, non, non. Si vous devez préciser que ce que vous venez de dire n’est en fait pas tout à fait ça, c’est que vous l’avez mal dit.
- Car : En général, évitez la conjonction « car », c’est lourdingue !
- Adjectifs qualificatifs : mettez-en le moins possible et surtout choisissez-les bien ! « occasionnels », c’est affreux. D’autre part, évitez de les placer avant le nom : effet « poète lyrique débile » assuré. Maigres flammes : flammèches, flammettes ou encore mieux : flammes tout court (ça va, on a compris l’ambiance).
- Adverbes : un adverbe, comme son nom l’indique, vient s’ajouter au verbe. Choisissez un autre verbe qui correspondra mieux. Agiter violemment = secouer (par exemple).
- Clichés : Alors, on était au XIXe siècle et ce n’était peut-être pas encore cliché. Mais évitez ce genre de phrases : « La pluie tombait à torrents ».
4 incipits pour vous inspirer
Rien ne vaut de voler quelques idées aux meilleurs pour s’améliorer ! Voici 4 incipits issus de grandes œuvres de la littérature, avec une rapide analyse et le processus du livre, pour comprendre leur fonctionnement :
Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé. Le passe-muraille, Marcel Aymé
L’incipit fonctionne comme une caméra qui va du gros vers le détail : Montmartre > 3ème étage > rue d’Orchampt > homme > Dutilleul > don singulier.
Le processus : un homme peut passer à travers les murs.
Le vieil homme pêchait seul dans le Gulf Stream sur son canot depuis quatre-vingt-quatre jours sans avoir pris un poisson. Le vieil homme et la mer, Ernest Hemingway
L’incipit présente une situation extrême et nous informe sur une particularité de ce vieil homme : presque trois mois en mer sans avoir pu pêcher un seul poisson ! Il est particulièrement malchanceux. Mais d’un autre côté, il est du genre à persévérer (combien de pêcheurs seraient rentrés au bout de quelques jours seulement ?) et cet incipit nous informe de ce tempérament.
Le processus : un homme triomphe de la malchance par sa persévérance.
Je hais les voyages et les explorateurs. Tristes Tropiques, Claude Levi-Strauss
C’est un incipit volontairement provocateur. Il a pour but de choquer ses condisciples ethnologues, sociologues, la morale, les valeurs bourgeoises et la mentalité colonialiste.
Le processus : un explorateur souhaite raconter ses voyages en essayant de se défaire de l’exotisme de l’aventure. Il souhaite développer une réflexion sur la civilisation en comparant les cultures tribales ou moins civilisées et les cultures modernes.
Nous étions quelque part dans le coin de Barstow aux abords du désert quand les drogues ont commencé à nous travailler. Las Vegas Parano, Hunter S. Thompson
Dès la première phrase, on sait qu’on assiste à une défonce. Plutôt que de partir du début, en présentant le projet des deux hommes, en les montrant sobres, s’apprêtant à prendre une drogue, l’auteur choisit de plonger directement dans un trip où le protagoniste raconte le début d’une montée. Et il ne dit pas « la drogue », mais « les drogues ». On comprend donc qu’ils sont dans un délire expérimental.
Le processus : Deux journalistes gonzos testent toutes les drogues.
Lire des incipits
Prenez tous vos romans préférés et analysez leurs incipits. Sur Amazon, la fonction feuilleter vous sera d’une grande aide : lisez les débuts de romans et demandez-vous sincèrement si ceux-ci vous donnent immédiatement envie de poursuivre.
Essayez de comprendre dans un cas comme dans un autre : pourquoi ?
Décortiquez :
- Quel est son rythme ?
- Quels sont les mots employés : noms, verbes, pour quelle raison ?
- Est-ce que cela met du suspense ? De quelle manière ?
- Pouvez-vous le placer dans une catégorie d’incipit citée dans cet article ?
- Est-ce qu’il présente le processus du livre ? (parfois on ne peut pas le savoir à moins de l’avoir lu)
- L’auteur a-t-il cherché à « faire du style » ou donne-t-il immédiatement à son lecteur une clé pour entrer dans le roman ?
- Est-on plongé dans une action où est-ce une réflexion ?
- Comprend-on tout de suite le point de vue ? Qui est le narrateur ?
Pour aller plus loin :
La première phrase : 599 incipits ou façons d’ouvrir un livre :
Premières phrases de livres de toutes époques, toutes langues, connus ou méconnus !
Comme son titre l’indique, l’auteur a répertorié 150 incipits de romans célèbres. Sympa pour s’inspirer, mais aussi faire des quiz !
Et pour finir…
L’incipit devrait-il être travaillé en premier ou plutôt à la fin ?
Je conseille de plutôt la travailler en dernier, bien après les milliers d’heures passées à peaufiner votre œuvre, pour être certain que celle-ci ne soit pas écrite en vain.
Comme je vous l’ai dit plus haut, même si le roman est passable, on peut se laisser happer par une première phrase excellente et poursuivre sa lecture pendant quelques temps, sans même se rendre compte qu’on n’apprécie pas vraiment ce qu’on lit. Comme avec une personne, la première impression peut faire illusion quelques temps. Alors que le contraire est aujourd’hui impossible.
Vous me direz que les plus grandes œuvres de la littérature n’ont pas toutes de beaux incipits et c’est vrai :
L’un de mes romans préférés est 1984, de George Orwell et pourtant son incipit est effroyable de banalité (C’était (grr) une journée d’avril froide et claire…). Mais si je l’ai lu, c’est parce que je savais qu’il était excellent, tout le monde le disait et si tout le monde le disait, c’est parce qu’il était déjà connu, et s’il était déjà connu, c’est qu’il avait été écrit à une époque où ceux qui lisaient ne vivaient pas dans une constante frénésie de distractions, où peu de gens se lançaient dans la carrière d’écrivain, bref, c’était un autre temps !
Aujourd’hui, les éditeurs reçoivent des milliers de manuscrits chaque année, le public est en overdose de romans à lire : vous devez happer leur attention et pour cela, il vaut mieux passer de longues heures à travailler et retravailler cette intro. Le faire au début serait improductif : un livre change tout au long de son écriture, sa résonance se modifie, ses personnages se précisent, on découvre un thème qu’on n’imaginait pas et enfin (et surtout), on a parfois du mal à saisir son processus !
Alors, inspirés ? Et vous, quels sont vos incipits préférés ?

Sophie, la Contentologue, vous apprend à écrire et à vivre de vos écrits. Articles, livres, romans, pages de vente : découvrez comment rédiger et devenir un pro de la plume !
« Comme un hameçon dans une pêche inversée, venu des profondeurs et qui attraperait votre lecteur pour le faire plonger dans une longue apnée, d’où il ne pourrait émerger qu’à la fin… »
Je viens de comprendre pourquoi j’ai lu le moindre mot de ton article d’une traite, plutôt que de juste survoler les titres et sous-titres. Ton incipit m’a plongé dans cette longue apnée ! Ha ha.
Hyper riche, qui m’a appris beaucoup tout en me faisant bien rire… Et je suis content d’être tombé dessus avant de publier mon roman !
Merci, Sophie ;).
Au boulot pour revoir mes premières phrases !
Bonjour Sophie, nouvelle élève je découvre pleins de petites astuces pour peaufiner mon écriture. Je trouve trés judicieux de travailler l’incipit à la fin, une fois que l’on sait approprié le thème de notre nouvelle ou roman. Je poursuis ma formation avec grand plaisir. Catherine
Merci beaucoup Catherine !
Un incipit présentant le processus de l’histoire, il est effectivement plus judicieux d’avoir une vision d’ensemble de l’œuvre avant de l’écrire. 🙂
Article très intéressant, merci !
Penses-tu qu’un incipit qui plonge directement le lecteur dans une action conviendrait ?
Je parle ici d’une action auquel est confronté le protagoniste dans la situation initiale (pas en temps qu’élément déclencheur).
Bonne journée
Merci Julien,
Oui bien-sûr ! Mettre une action en incipit est une méthode que je n’ai pas dévoilé ici mais que j’explique dans ma formation roman. C’est un excellent moyen d’immerger ton lecteur dans le livre dès la première phrase.
Bonjour. Dans le carnet créatif je bloque (entre autre) sur l’exercice de l’incipite !!!! Merci pour cet article que je vais m’empresser de lire !
Merci Natacha, j’espère que cet article va débloquer les choses pour toi, alors. 🙂
Bravo Sophie
J’apprécie toujours autant ton style clair et punchy
Merci pour ton talent et ta générosité
Quand mon premier roman sera terminé tu figureras aux « remerciements »
Promis
Merci beaucoup ! N’hésite pas à partager ton roman avec nous alors. 🙂
Merci pour ce long article très instructif.
Je m’aperçois que mon incipit actuel (WIP) ne dévoile rien du processus, même si j’aime bien son côté « phrase qui interpelle ». Bon, il est encore temps de l’améliorer, je n’ai pas fini les corrections ! 😉
Coucou Anne, il est tout à fait possible de démarrer par une phrase qui interpelle puis de présenter le processus dans la phrase suivante. L’important est que le lecteur sente la promesse de ce qui va arriver rapidement !