10 Lettres à un Jeune Poète pour apprendre à écrire

Apprendre à écrire, que ce soit écrire de la poésie, écrire un roman ou écrire une nouvelle, ce n’est pas forcément suivre à la lettre les conseils d’un poète mystique reclus dans sa solitude introspective, mais s’y confronter : les analyser, les comprendre, les apprécier, les applaudir, les rejeter parfois (bon, un peu plus que parfois) et en tirer ce qui, peut-être, vous fera avancer dans votre art.
Petite présentation des Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke
À l’aube du XXe siècle, l’écrivain Rainer Maria Rilke, correspond avec un jeune poète en pleine quête artistique, répondant nom délicieusement romantique de Franz Xaver Kappus (à prononcer en hurlant avec un fort accent de Bade-Wurtenberg). De la solitude à l’introspection, en repassant par la solitude, le non moins jeune auteur de 27 ans prodigue des conseils de vieux sage à Franz de 7 ans seulement son cadet, à travers dix lettres pleines de profondeur (et d’introspection).
Il faut dire qu’à cet âge-là, il était déjà marié, avait un enfant, avait déjà rencontré Lou Andréa Salomé, Tolstoï et Rodin et jouissait déjà d’une certaine notoriété en tant que poète et nouvelliste. Un homme mûr ! (Aujourd’hui, on dirait « un garçon de 27 ans » et on espèrerait de lui tout au plus qu’il ait enfin trouvé la bonne filière d’université pour y entamer sa 4ème première année…)
Mais avant d’entamer les joyeusetés, commençons par un petit :
POÈME 🪶
Mes chers amis
Je vais vous le révéler ici
Ce que Rilke a enseigné
À Kappus l’initié
Quelle est sa vision
Du poète, dur métier
Et pourquoi l’obsession
De l’introspection
Comme avec moi jamais
On ne s’ennuie
Je vous commenterai
À la fin de chaque partie
Ce que j’ai pensé
De ses observations
De ses conseils avisés
Ainsi que sa vision
En toute humilité
(Mdr, non)
Peu importe tant qu’on rie !
Et tant que nous apprenons.
1. L’appel à l’introspection – Paris, le 17 février 1903
Vous connaissez l’histoire de Paf le poète ? C’est l’histoire de Kappus qui écrit à Rilke pour lui demander son avis sur ses poèmes. Et Rilke de refuser de le critiquer. Paf le poète !
Il lui balance comme ça que personne ne peut vraiment conseiller un artiste, que le seul chemin possible est de se tourner vers soi-même, de sonder son intériorité pour y découvrir si l’on est « contraint d’écrire » (on m’a fait le même coup avec le théâtre, cela doit être une nécessité gnagnagna, tout ça pour dire que tu ne sais pas enseigner). Puis il lui déconseille toute attente d’approbation extérieure.
L’important pour Rilke est d’aimer sa propre solitude, de se construire dans l’épreuve intérieure et de laisser mûrir patiemment les réponses.
En bref, l’œuvre d’art doit naître d’une nécessité intime.
Ce que j’en pense :
C’est un petit peu trop fastoche de dire qu’on ne peut rien conseiller et que tout doit venir du dedans : tout le monde n’a pas forcément la capacité innée de sonder son intériorité. Et ce n’est d’ailleurs sûrement pas non plus le cas de Kappus, car il ne suivra jamais les conseils de Rilke. Kappus ne possède pas la méthode pour plonger en soi sans se mouiller la nuque quand on est tout froid des émotions et qu’on a été éduqué à la militaire (c’est son cas), alors que moi je vous recommande de pratiquer ça : Ma méthode de journaling pour changer sa vie d’écrivain.
Par contre, je ne peux qu’être d’accord sur ce que requiert le sacerdoce de l’écriture. Sans plonger en soi-même, pas d’authenticité, sans authenticité, pas de bonne écriture. Difficile pour un auteur d’entendre qu’il ne faut pas attendre l’approbation des autres. L’auteur est avide de reconnaissance, pour pallier son manque de connaissance de lui-même, justement. « Que pensez-vous de moâââ ? » chante-t-il au crépuscule. Ah, si les écrivains passaient autant de temps à pratiquer leur art et à se poser des questions à eux-mêmes qu’ils en passent à se demander s’ils écrivent bien et ce que vont penser les autres de leur prose, nous en lirions des belles choses, mais passons.
2. Les premiers outils : solitude, ironie, lectures – Viareggio, le 5 avril 1903
Rilke commence par s’excuser de son retard, lié à une fatigue prolongée. Ces grands écrivains, toujours fatigués et malades, à croire que le génie prend toutes les ressources corporelles (à méditer). Il revient ensuite sur la solitude fondamentale de l’existence : chaque individu est seul, même dans les choses importantes, et personne ne peut réellement aider l’autre. Un peu snif, notre Rilke.
Voici néanmoins ses deux conseils :
1. L’ironie : une arme à manier avec précaution
Rilke avertit Kappus de ne pas se laisser dominer par l’ironie, surtout dans les périodes où la création se fait rare. Selon lui, l’ironie n’est pas mauvaise en soi : elle peut être « pure », si elle vient d’un endroit sincère. Utilisée avec justesse, elle peut devenir un outil artistique parmi d’autres.
Mais s’en servir par réflexe ou pour se protéger peut nuire. Il recommande donc, pour s’en prémunir, de se tourner vers des choses sérieuses et profondes, car l’ironie ne peut y survivre : elle « ne descend jamais dans la profondeur des choses ». Si l’ironie persiste même dans ce face-à-face avec le sérieux, alors elle fait peut-être partie intégrante de la personnalité de Kappus et pourra être transformée en instrument littéraire.
Ce que j’en pense :
Je suis d’accord. Vous pourriez penser qu’étant friande de blagounettes, j’affectionne particulièrement l’ironie. Eh bien, sachez-le, si je considère l’ironie comme l’une des nombreuses facettes de notre expression littéraire, je n’aime pas les auteurs qui s’y prélassent, car la dérision est l’arme de l’anéantissement des émotions. Notre civilisation française oscille dangereusement sur le fil de l’inconséquence, depuis l’époque où briller par l’esprit, même au prix des sujets graves, était un sport de cour (le film Ridicule de Patrice Leconte illustre ça à merveille). En France, on considère souvent qu’il est de bon ton de traiter les choses tristes et profondes avec légèreté, comme si la distance faisait la grandeur. Mais qu’on se le dise : l’abus d’ironie vous conduit tout droit à la superficialité.
2. Jacobsen, un auteur essentiel
Rilke suggère à Kappus de lire Jens Peter Jacobsen, aute
ur danois qu’il tient en haute estime. Pour lui, seuls deux livres sont toujours à portée de main : la Bible et les œuvres de Jacobsen. Il recommande en particulier ses Six nouvelles et le roman Niels Lyhne. Il le considère comme un poète d’une profondeur rare, capable de révéler une vérité intime sur l’existence, la solitude, la mort, la sensualité, le temps, l’un de ces auteurs qui vous nourrissent intérieurement et provoquent en vous une résonance profonde.
Ce que j’en pense :
Je n’ai malheureusement pas encore lu Jens Peter Jacobsen (ça ne saurait tarder), mais en parcourant quelques extraits de ses textes, délicats, incisifs, poétiques, je n’ai pu m’empêcher de le comparer à certains auteurs français : Christian Bobin, André Dhôtel ou encore Jean-Philippe Toussaint, que je vous encourage à lire pour cultiver votre inspiration profonde et nourrir votre âme de cette résonance qui permet d’arpenter ensuite les chemins de la création littéraire, en tentant de saisir ce qui en fait sa beauté et son mystère, à la manière d’un peintre des mots.
3. L’apprentissage du temps – Viareggio, le 23 avril 1903
Rilke conseille ici à Kappus de laisser de côté toute tentation d’analyse psychologique, surtout celle qui viendrait de l’extérieur ou de théorie, (comme la psychanalyse naissante à l’époque). À ses yeux, toute vraie connaissance vient de l’expérience vécue, non de l’intellectualisation.
Il insiste sur l’idée suivante : il faut vivre les questions plutôt que chercher des réponses trop tôt. C’est avec le temps – parfois sur des années – que les réponses émergent, comme un fruit mûrissant sans qu’on le force.
Il affirme aussi que ce qui importe le plus dans la vie d’un artiste, c’est la patience et l’abandon à l’inconnu, non la volonté de maîtriser. En cela, la jeunesse, avec ses inquiétudes, doit être vécue comme un terrain de maturation, pas comme un problème à résoudre.
Ce que j’en pense :
Attention, pavé.
Il semblerait qu’on tienne ici une « voie littéraire », celle de la subjectivité comme existentialisme de l’auteur : l’écrivain ne peut s’appréhender lui-même et sa propre création que dans l’expérience vécue et la compréhension de la vie par cette expérience, non par la tentative de connaître, mais en laissant émerger la vérité à la conscience, un peu comme une gestation magique.
Eh bien, je ne suis pas tout à fait d’accord. Loin de moi l’idée de conseiller aux auteurs de faire la psychanalyse systématique de leurs sujets d’histoire, non que je considère l’esprit analytique comme s’écartant de l’inspiration, mais surtout parce que je pense les théories psychanalytiques fausses (même dangereuses, le complexe d’Œdipe, quelle ignominie), et pure création philosophique de Freud.
Par contre, s’écarter de la recherche de vérité, de la tentative de comprendre les mystères du monde, bref, de l’essence des choses, je trouve cela tout simplement dangereux : de la manière dont la superstition est dangereuse. Nous sommes dans Heiddegger (Dasein : l’être jeté dans le monde se modifie par l’expérience), voire Sartre (l’existence précède l’essence), c’est à dire que ce que l’on vit des choses primerait sur ce qu’elles sont dans leur essence ! Rien ne me semble moins vrai que ça.
Mais là, j’attaque un sujet qui divise, car nous sommes, les humains, divisés à ce sujet : rester dans la foi, la croyance, le sentiment, la perception, l’observation sensible, en faisant fi de la raison, de la science, de la synthèse, de la compréhension, de la vérité, de la philosophie, est selon moi le lot des désespérés : en gros, nous avons d’un côté ceux qui pensent que « croire quelque chose de beau » vaut mieux que « comprendre quelque chose de laid », ou pire, que de risquer de comprendre qu’on ne comprend rien du tout.
Un test pour vérifier si tu suis bien petit lecteur :
Ce que veut dire Rilke :
Réponse A : Dans l’horizon transcendantal d’une ontologie différée, la circularité aporétique de l’ipséité déterritorialisée configure une hétérogenèse de la consubstantialité du néant phénoménal.
Réponse B : Vivre dans la matrice nous enseigne au sujet de la matrice.
Réponse C : Que notre existence est plus ou moins essentielle.
Réponse D : La réponse D.
C’était la réponse B bien sûr.
Eh bien, je diverge complètement sur ce point. Rien ne me semble plus risqué, passionnant, visionnaire, subversif, vivant, libre , en un mot inspirant que la tentative d’appréhender la réalité du monde.
Et je ne critique pas ici directement la voie choisie par Rilke, qui lui correspond, à sa jeunesse, à une certaine époque aussi, dans l’appréhension sensible du monde, s’éloignant effectivement de la fâcheuse psychanalyse, et j’ai bien dit en premier lieu « je ne suis pas tout à fait d’accord », simplement nous sommes arrivés 120 ans plus tard à une époque où la science est à la frange d’avoir percé le mystère de l’univers et de l’existence, et il serait profondément triste et arriéré de s’affranchir d’elle.
C’est malheureusement un mythe structurant de notre civilisation que celui du Jardin d’Eden : le serpent permet de manger le fruit de la « connaissance du bien et du mal », ce qui chasse le couple du paradis terrestre. C’est aussi le mythe prométhéen : donner le feu aux hommes (la lumière de la connaissance) punit de 3000 ans d’enchaînement à un rocher à se faire manger le foie par un aigle (n’importe quoi, ptdr).
Pour conclure, si vous avez une âme d’artiste, de poète, ne craignez pas le savoir, la connaissance : ils enrichissent, alors qu’un cerveau trop rigide, même en cherchant à se vautrer dans la poésie pure, demeurera rigide.
Est-ce que Kappus était un vrai poète qui cherchait à comprendre la vérité et n’a jamais trouvé sa voie, faute de génie, d’entourage approprié, de manque de vision, de paresse, ou était-il trop rigide pour parvenir à saisir la beauté du monde, même en s’affranchissant de tout cartésianisme ? Nous chercherons à percer ce mystère un peu plus tard.
4. La solitude comme lieu de naissance – Worpswede, le 16 juillet 1903

Skulpturen vor Backstein-Ensemble, Kaffee Worpswede, Bernhard Hoetger, Worpswede, Niedersachsen, Deutschland
Rilke s’adresse à Kappus depuis Worpswede, un village d’artistes où il séjourne (je suis allée voir des photos de Worpswede sur google, ça a l’air joli comme tout). Il l’encourage à accepter sa solitude non comme un fardeau, mais comme une condition essentielle pour devenir soi-même. La solitude, dit-il, est parfois difficile, mais elle est le lieu intérieur où naît toute œuvre authentique.
Il met en garde contre les distractions du monde extérieur et les formes sociales de confort : elles empêchent de se confronter à soi. Il invite au contraire à faire de cette solitude un espace de croissance, un terreau pour l’art, en particulier la poésie.
Il compare ce processus à une maison intérieure qu’on habiterait peu à peu, pièce par pièce. Ce n’est qu’en entrant profondément en soi-même, même dans la tristesse, qu’on devient apte à créer.
Ce que j’en pense :
Je suis absolument d’accord. En tant qu’auteur, vous pouvez faire la différence avec les autres en affrontant ce que tout le monde fuit : sa vérité intérieure.
Je reviens souvent sur cette citation d’Alice Miller issue du Drame de l’enfant doué, dans lequel une ancienne patiente s’exprime :
Ce ne sont pas les beaux sentiments, ceux qui m’étaient agréables, qui m’ont aidé a mieux comprendre ce qui se passait en moi, mais au contraire ceux contre lesquels je me suis défendu le plus : ceux qui faisaient que je me sentais mesquin, petit, méchant, faible, humilié, prétentieux, rancunier ou perdu ; et avant tout triste et seul. Mais après avoir vécu ces sentiments, que j’avais fuis pendant si longtemps, j’eus la certitude d’avoir compris de l’intérieur quelque chose que je n’aurais pu trouver dans aucun livre.
5. L’inconfort du monde – Rome, le 29 octobre 1903

J’ai pris cette photo du Colisée en 2018 !
Rilke, maintenant à Rome, écrit depuis un lieu qu’il admire pour sa beauté mais qu’il trouve difficile à vivre intérieurement. Il partage à Kappus son malaise dans cette ville trop brillante, trop chargée de passé, presque écrasante. Ce lieu, pourtant magnifique, le désoriente et l’éloigne de lui-même.
Il revient ensuite sur un thème central : la solitude comme exigence spirituelle et artistique. Il affirme que cette expérience n’est pas un état transitoire à fuir, mais une grandeur à accepter, presque une vocation. Seuls ceux qui savent être seuls peuvent, selon lui, vivre pleinement l’amour, la souffrance, la joie — et créer.
Il ajoute que ce n’est pas dans les relations humaines ordinaires que l’on peut se former : c’est dans le silence, la patience, et l’intimité avec soi-même que l’on se construit, que l’on mûrit. Il encourage Kappus à voir cette lenteur et cette profondeur comme le chemin réel du devenir.
Ce que j’en pense :
Rilke semble avoir le défaut de sa qualité : ayant accédé à une vérité essentielle — la solitude permet l’introspection et se fuir soi-même éloigne de son authenticité —, il ne jure plus que par la solitude, vire à l’ermite, au point d’en rejeter l’expérience de Rome.
Voilà comment tourner en rond dans sa propre tête (encore une fois, une période par laquelle beaucoup de jeunes gens dans une quête spirituelle passent) peu conduire à ignorer le reste, l’essence des choses, la connaissance et la vérité. En cherchant à ne pas se fuir lui-même, il finit par fuir d’autres vérités, potentiellement inacceptables pour lui : la grandeur se crée aussi par la pratique avec un maître (architecture, maçonnerie, sculpture, peinture…), ainsi que la collaboration avec les autres, en témoigne la grandeur d’une ville comme Rome. Regarder le Colisée et ressentir de la gêne d’être sorti de sa propre tête, c’est tout de même un peu navrant !
Les amis, il y a un temps pour tout et l’écrivain est un observateur de la vie, pas seulement de sa pensée personnelle. Vient le temps de la famille, des amis, de la beauté, de la grandeur civilisationnelle, de la connaissance du passé, puis le temps de la solitude, de l’introspection. L’admiration pour la beauté de Rome provoque sur le coeur des effets qui ne méritent pas moins d’être ressentis et relatés !
6. L’amour comme épreuve – Rome, le 2 novembre 1903

Clara, sa femme et Ruth, sa fille
Dans cette lettre brève, Rilke approfondit l’idée que l’amour véritable est exigeant et que très peu de gens sont capables de le vivre pleinement. Il ne le considère pas comme une fusion ou un refuge, mais comme une occasion de solitude à deux, une forme d’accompagnement où chacun protège la solitude de l’autre.
Il insiste sur le fait que l’amour ne doit pas être une distraction ni une perte de soi, mais un défi à grandir, à devenir plus intérieur. Les jeunes, dit-il, ne sont souvent pas prêts à aimer, car cela demande une force individuelle encore peu formée.
Enfin, il oppose à la vision romantique de l’amour une conception plus rigoureuse et plus spirituelle : l’amour comme un travail. Un travail sur soi-même, un engagement patient et difficile, qui ne vise pas à combler un vide mais à nourrir l’âme.
Ce que j’en pense :
Rilke s’est marié et a fait un enfant deux ans plus tôt, c’est à dire à 25 ans. À 26 ans, il se sépare pour les raisons dont vous vous doutez : besoin d’indépendance, aucune envie d’être père, considérant l’amour comme une étape de son introspection (hum).
Il faut croire que sa petite fille ne lui permettait pas de protéger sa solitude. S’il devait parler de la parentalité, il dirait sûrement quelque chose comme « Être parent, c’est permettre à son enfant la solitude de l’introspection » ou encore « La famille est une solitude à trois ».
C’est justement cela de fonder une famille : accepter de rejoindre une altérité véritable dans l’enfant, le couple, la famille. Ce n’est pas parce que l’amour de l’autre vous tourne les yeux vers l’extérieur qu’il est une distraction.
Ce que je trouve par ailleurs paradoxal avec sa pensée de l’Être qui parvient à la connaissance par l’expérience : l’amour de l’autre ne doit pas être un travail sur soi-même (il le permet sans qu’on le cherche), mais justement un abandon à l’expérience du sentiment. L’aspect romantique de l’amour est une nécessité puisqu’il permet l’attachement et donc la construction.
Le dilemme « vie d’artiste/vie de famille » est un faux dilemme. Certes, il y a plus d’artistes qui ont des vies de famille difficiles, que d’artistes ayant des vies de famille heureuses, tout simplement parce qu’une mauvaise expérience d’éducation pousse l’humain dans la recherche de reconnaissance ailleurs que dans sa famille et souvent par l’expression artistique. Il y a eu une faille narcissique et celle-ci se prolonge généralement par la répétition des schémas familiaux qu’ils ne comprendront jamais vraiment (car les auteurs qui aiment plonger en soi, plongent peu dans la réalité de leurs rapports avec leurs propres parents sacralisés). Mais il y a aussi fort heureusement de grands écrivains qui ont eu une belle vie de famille : Victor Hugo, Tolkien, Paul Claudel, Jean Giono, J.K Rowling, Margaret Atwood…
Bref, vous avez compris. Un peu moins d’égocentrisme, un peu plus d’amour et vous aimerez vraiment. Tout cela n’empêche en rien d’écrire, bien au contraire ! Une bonne vie de famille, distrayante dans le bon sens du terme, vous permet d’avancer et de créer, en allant justement chercher dans l’écriture des choses plus essentielles et intéressantes (rendre compte de l’état du monde, d’une époque, de la vie des gens…) que simplement être aimé et admiré.
7. L’amour véritable est pour les mûrs – Rome, le 14 mai 1904
Dans cette lettre dense, Rilke parle longuement de l’amour, poursuivant sa réflexion de la lettre précédente. Il affirme que l’amour véritable n’est pas encore possible pour les jeunes, car il exige une maturité intérieure que seul le temps permet. Pour lui, l’amour n’est pas fusion, mais la rencontre de deux solitudes profondes, qui se protègent, se reconnaissent et se saluent.
Il insiste aussi sur le travail intérieur que cela demande : aimer signifie apprendre à voir l’autre non comme un moyen de satisfaction, mais comme une mission. Cela suppose de se construire soi-même avant de se donner.
Rilke met également en garde contre la vision sociale du couple, souvent superficielle et étouffante. Il valorise au contraire les formes créatives, rares et profondes de relations, celles qui laissent à chacun la place d’exister pleinement.
Enfin, il rappelle que le chemin vers une vie féconde — que ce soit dans l’amour ou dans la création — passe toujours par la solitude, la patience et la fidélité à soi-même.
Ce que j’en pense :
Il se répète un peu. Et très honnêtement, je commence à plaindre le pauvre Kappus, 19 ans, impressionnable. Et je me dis qu’il s’est adressé à quelqu’un d’un peu trop accro à la solitude et à l’introspection. Tous les écrivains ne sont pas ainsi et il faut croire que Kappus était plus un architecte dans sa manière de concevoir les choses, en témoigne la suite de sa vie : carrière militaire, édition, journalisme, il a aussi écrit quelques textes, et a surtout fait publier les fameuses lettres de Rilke.
Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : à la fin du XIXe, les enfants Allemands étaient élevés à la dure. Les parents suivaient des préceptes d’éducation rigides tels que prônés par Moritz Schreber, visant la répression des instincts et le contrôle sur le corps et les émotions. Sachant que Kappus était en plus destiné à la carrière militaire par son père, on peut facilement imaginer le genre d’enfance qu’il a eu. Et pourtant, au fond de Kappus, il y a un enfant sensible, qui plus tard lira Rilke, un homme qui a eu exactement la même enfance que lui (rigide, destiné à la carrière militaire). La différence entre eux étant que suite au divorce de ses parents, Rilke a la chance de rester auprès de sa mère et l’opportunité de rejoindre la voie artistique. C’est une inspiration pour Kappus.
À mon avis, Rilke a transcendé son extrême et réelle solitude en la sublimant. En s’adressant à lui, Kappus n’obtiendra au final rien qui ne lui permettra d’écrire correctement, puisqu’il lui faudrait faire un trajet équivalent à celui de Rilke, ce qui est impossible. Il est aussi possible que Rilke avait des facilités intellectuelles qui lui permettaient d’écrire facilement, sans avoir appris.
J’en retire la leçon que si vous cherchez des conseils d’écriture, il vaut mieux vous adresser à quelqu’un qui ait eu une vie similaire à la vôtre, qui cherche à vous comprendre, qui puisse vraiment vous enseigner ou qui soit capable de véritablement s’extraire de lui-même pour vous tendre la main que vous cherchez.
8. La tristesse comme transformation – Borgeby gard (Suède), le 12 août 1904
Rilke écrit depuis la campagne suédoise, qu’il trouve apaisante et propice à la concentration (et à la solitude). Il revient sur la valeur de la tristesse dans la vie intérieure. Selon lui, les moments de tristesse ne doivent pas être rejetés ni combattus : ce sont des périodes fécondes, pendant lesquelles quelque chose travaille en nous, en silence.
Il invite Kappus à ne pas juger ni rationaliser ces états d’âme, mais à les accueillir pleinement, à leur faire confiance. Rilke parle de la tristesse comme d’un processus de transformation intérieure, qui prépare à la clarté, à la croissance, à l’ouverture au monde. Refuser la tristesse, c’est passer à côté de sa fonction essentielle : nous approfondir.
Il compare ce cheminement à celui de la nature, où rien ne se précipite : tout mûrit lentement, à son rythme. L’essentiel est de vivre les questions, sans vouloir des réponses immédiates. Il réaffirme ainsi la confiance dans le temps, dans l’inconnu, et dans le devenir de soi.
Ce que j’en pense :
Je suis d’accord. Et effectivement, ces émotions ne peuvent se vivre que dans la solitude, puisque l’autre nous en distrait. Maintenant :
- Les émotions négatives doivent être vécues, comprises et intégrées de telle sorte à toujours mieux s’appréhender soi-même et sa propre vérité (je paraphrase la citation du livre d’Alice Miller : seuls les sentiments négatifs vous enseigneront sur vous-même, car les sentiments positifs n’étant pas fuis, ils sont pleinement vécus et simplement appréciés, alors que les émotions négatives sont fuies pour une bonne raison et cette raison, vous ne la connaîtrez jamais si vous les fuyez).
- Il ne faut pas s’y complaire : une vie difficile, un passé compliqué, laissent affleurer en vous autant de tristesse, de colère, de haine contenue que vous le souhaitez, et vous pouvez passer les vingt ans à venir à les explorer, il y en a à foison. Néanmoins, ce n’est pas cela une vie appréciable et encore moins une vie d’écrivain. L’écrivain se nourrit de toute chose, puisque la qualité de sa vision qui transformera, comprendra, appréhendra les choses de telle sorte à ce qu’elles soient rendues au monde. L’autre, la vie, l’expérience, même la foule ou les plaisirs, existent et par-là même sont une valeur pour l’écrivain.
9. Le rythme lent de la vie – Furuborg (Suède), le 4 novembre 1904
Ici, outre d’apprendre l’existence de la ville de Furuborg en Suède, que j’aurais plutôt située sur la planète Xourk de la Galaxie d’Andromède, nous découvrons d’autres conseils de Rilke à Kappus :
Il lui conseille de ne pas rechercher de certitudes rapides, notamment sur ses choix de vie ou sur sa vocation. Il insiste : l’essentiel est de laisser les choses venir à soi dans la confiance et la patience.
Il évoque aussi les changements intérieurs qui se produisent sans que l’on en ait conscience immédiate. Même si l’on se sent figé ou perdu, quelque chose continue de se former, en profondeur. Il faut apprendre à faire confiance au processus, même s’il est lent ou opaque.
Il encourage Kappus à observer la nature, à y puiser un modèle de développement organique, sans hâte. Il compare l’évolution personnelle à celle des saisons : rien ne se presse, tout a son temps, et c’est cette temporalité lente qui permet une maturité véritable.
Rilke termine par un appel à la simplicité de vie : cultiver un mode d’être modeste, attentif, ancré dans le réel — là où peut se développer une vraie créativité.
Ce que j’en pense :
C’est tout de même amusant de relire ces lettres près de vingt ans plus tard. Je me souviens de les avoir lues chez ma grand-mère, je devais avoir 25 ans, et j’enviais ces auteurs pleins de sagesse : comment faisaient-ils pour avoir compris le monde et être capables de prodiguer ces conseils si sages ?
Aujourd’hui, cela m’amuse, car j’ai grandi, et je me sens capable de rejeter en partie les assertions de Rilke. Cela m’aurait semblé sacrilège à l’époque, déjà à cause de cette admiration naïve que j’avais, mais aussi parce que la société vous donnent des ouvrages de référence à placer dans votre bibliothèque et vous intime par là, implicitement, de les considérer comme une bible inattaquable.
Plusieurs choses ici :
Ne pas prendre de décisions rapides :
Peut-être ici le pire conseil de Rilke : Ça dépend totalement, et de la situation de la personne, et de sa nature. Comment garantir à quelqu’un qu’il lui suffit de vivre et d’attendre, et que les choses vont venir à lui ? Alors qu’il me semble évident qu’il faille prendre des décisions suffisamment rapidement, en tout cas en prendre en suffisamment grand nombre à un âge jeune, afin à la fois d’en tirer les conséquences qui s’imposent et d’établir le plus grand nombre de connexions possibles pour prendre ensuite de meilleures décisions. Je ne dis pas qu’il faille faire n’importe quoi à la va-vite, mais ici Kappus hésite entre suivre sa carrière militaire et devenir écrivain. Qu’il prenne une décision raisonnable plutôt que de laisser venir les choses, en pesant le pour et le contre et être prêt à faire face aux conséquences. Aussi, a-t-il une famille riche ou doit-il subvenir lui-même à ses besoins ? Ça change beaucoup de choses.
Sans prendre de décisions, les choses se forment toutes seules, en profondeur : Si vous m’avez un peu lue, vous savez sûrement que je fais confiance au processus. C’est-à-dire que je crois que les choses se modifient, mais quand on les fait. Lisez mon article Comment devenir un génie de la littérature, et vous comprendrez qu’il faut à tout prix 1) Se nourrir 2) Pratiquer consciemment 3) S’exprimer librement. Donc, non, la réussite ne se forme pas toute seule. Si vous le croyez, c’est peut-être parce que vous n’avez pas conscience que vous avez en réalité travaillé, pratiqué, rencontré des gens, lu, écouté, écrit, et que ces compréhensions et changements intérieurs se sont produits ainsi. Non, les gens n’évoluent pas comme les saisons. Je connais (notre époque en regorge), de nombreuses personnes qui ont déjà dépassé leur jeunesse, vivent seuls, ne prennent aucun risque, paressent et attendent que la vie leur apporte ce dont ils rêvent et qui persévèrent dans un certain déni de leur âge réel (à 30 ans, ils se voient un peu comme s’ils en avaient encore 20). Et encore une fois, la faculté d’introspection n’est pas donnée à tout le monde.
En conclusion, bossez, les amis, prenez des décisions et arrêtez de rêver sans chercher à accomplir ces rêves.
10. Le retrait confiant – Paris, 1908
Ici, je vais traiter d’un passage spécifique :
[…]on ne peut que vous souhaiter de laisser avec confiance, patiemment, travailler en vous cette grandiose solitude qui ne se laissera jamais effacer de votre vie ; qui œuvrera de manière décisive, continûment et en silence, dans tout ce que vous avez encore à vivre et à faire, un peu comme le sang des ancêtres se meut sans cesse en nous et se mêle à notre propre sang pour composer l’être unique, non reproductible que nous sommes à tous les méandres de notre vie.
Ce que j’en pense :
Il y a une vérité ici, dont je me dois de vous parler. On l’évite beaucoup, cette vérité, alors que l’affronter permet aussi paradoxalement, de s’en extraire : notre héritage ADN y est pour beaucoup dans ce que nous sommes. Et l’héritabilité du QI a été démontrée scientifiquement. Rêver de devenir un grand génie avec des parents au QI de 90, c’est dans la majeur partie des cas, se leurrer. Ou encore se rêver naturellement doué pour les lettres, quand personne dans votre ascendance n’a jamais brillé dans ce domaine, est aussi, souvent, illusoire.
Néanmoins, la pratique assidue est la solution à ces problèmes héréditaires. J’ai forcé les traits volontairement : peut-être que vos parents ont 110 et que votre grand-mère écrivait des poèmes. Ce que je veux dire, c’est que, certaines personnes ont hérité de dons de naissance et que vous ne pourrez jamais les égaler là-dedans. Et oui, même si ces personnes passent toute leur vie seules dans la nature, si leur sang est celui d’un écrivain, elles écriront (mais elles écriraient, et qui sait, peut-être de manière encore plus incroyables, en se confrontant au monde), c’est le cas des sœurs Brontë par exemple, qui ont écrit des œuvres remarquables, comme Les hauts de Hurlevent et Jane Eyre, alors mêmes qu’elles vivaient isolées dans un coin reculé de l’Angleterre.
Vous n’êtes pas « bien né » ? Ce n’est pas grave, mais il ne faut pas croire que les choses vont émerger comme ça, toutes seules. Pour vous, il va falloir travailler. Assidument. Je ne peux que vous recommander la lecture d’Atteindre l’excellence, de Robert Greene. Il vous y explique les secrets de la pratique et leurs bienfaits avec des exemples de grands génies (qui certes, avaient des dons, mais ont énormément travaillé, et d’une certaine manière).
Il faut donc nuancer : Les personnes douées en tout sont supérieurement intelligentes et si en plus elles travaillent, cela donnent de grands génies. Mais l’on peut devenir un maître sans pour autant devenir un génie, dans un domaine ou dans un autre et cela est très bien aussi. Par ailleurs, sachez qu’il existe un phénomène appelé « épigénétique » : c’est la modification de l’ADN (à un certain degré) qui se produit par l’environnement (tout ce que vous ferez et vivrez), qui produit une modification de l’expression de vos gènes et qui… s’hérite. Alors, si vous en avez la possibilité et comptez améliorer votre descendance, on n’hésite plus !
Qu’est devenu Franz Xaver Kappus ?

Franz Xaver Kappus
Franz Xaver Kappus (1883–1966) est surtout connu aujourd’hui pour avoir été le jeune destinataire des Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke.
Mais il n’a jamais vraiment suivi ses conseils.
Rilke lui dit, en substance : « Ne cherchez pas de validation extérieure, renoncez à la facilité, creusez en vous-même, soyez seul. » Kappus, lui, semble plutôt pencher vers une vie plus concrète, plus balisée. Il finit par ne pas devenir poète, choisissant une carrière de journaliste, d’écrivain populaire, et d’officier, une voie beaucoup plus classique et conforme aux attentes sociales.
En ce sens, il est considéré comme un disciple « récalcitrant ».
Il écrira quelques poèmes, et un roman, Jacht Estrella verschollen (Le Yacht Estrella disparu). Il n’existe qu’en Allemand et parle apparemment d’une aventure avec un kidnapping. Si ça se trouve, c’est super. J’essaierai de le traduire un de ces quatre !
Et si vous désirez lire les autres lettres qu’il a écrites à Lou Andréa Salomé, Friedrich Westhoff et Clara Rilke son épouse, je ne peux que vous encourager à lire la suite dans Lettres à un jeune poète.
Un dernier mot !
Si vous êtes arrivés jusqu’ici, bravo (et merci). J’ai passé pas mal de temps à relire ces lettres, à y réfléchir, à les commenter à la lumière de ma propre expérience et de ma vision de l’écriture. Pas forcément pour leur rendre un culte, mais pour qu’on puisse en faire quelque chose d’utile et, je l’espère, un peu drôle aussi.
Alors si cet article vous a appris quelque chose, fait réfléchir, sourire ou hurler (j’ai maltraité votre idole, pardon) : dites-le-moi. C’est le seul moyen que j’ai de savoir si ce genre de travail vaut la peine que je continue à le faire. Un petit mot, une remarque, une question, une nuance, même un désaccord, ce sera lu avec attention et fort apprécié.
Et puis, n’oublions pas ce que cette correspondance nous enseigne : écrire, c’est vivre, mais c’est aussi penser, choisir, travailler, et parfois désobéir… même à Rilke !

Sophie, la Contentologue, vous apprend à écrire et à vivre de vos écrits. Articles, livres, romans, pages de vente : découvrez comment rédiger et devenir un pro de la plume !
Merci Sophie pour cet article fort intéressant. Une fois de plus je me suis instruite et amusée en même temps. Tout ce que j’aime !
Tu demandes à tes lecteurs s’ils ont appris qqc, si tu les as fait réfléchir, sourire ou hurler ? En tant que disciple non récalcitrante, je m’en vais, obéissante, répondre à la question de mon éminente professeure.
Je ne les ai jamais lues ces lettres (position 1427 sur ma PAL), mais de ce que tu nous racontes, il n’avait pas l’air bien rigolo ce Rilke… s’il avait eu un blog, il m’aurait certainement fait bien moins rire que le tien !
Il y a une question qui me taraude : si Kappus n’a finalement pas choisi d’être poète, est-ce à cause de Rilke ? C’est à se demander, parce que dans le genre « prof déprimant qui t’ôte tout envie de persévérer », il avait l’air top. Et est-ce aussi à cause de Rilke qu’il a finalement choisi une carrière de militaire ? Peut-être qu’à l’image de son mentor il a choisi de remonter le moral des troupes ?
Je critique, je critique, mais ce Rilke il avait une sacrée réflexion quand même ! Et il écrivait plutôt bien, faut avouer… Il était HPI tu crois, ou il avait vraiment beaucoup bossé ? Vu son jeune âge, et son penchant pour l’inaction introspective, je pense qu’il y a une bonne part de génétique là-dessous. J’ai voulu en savoir plus : est-ce que ça vient de son père ? De sa mère ? Des 2 ? La réponse est qu’on ne sait pas. Les tests de QI de ses parents ont malheureusement été brûlés lors d’un incendie de poubelle qui a tourné au drame. Par contre, un intéressant document historique nous informe sur son héritage épigénétique (merci Sophie de mêler enseignements littéraire et scientifique !) : dans son journal intime, dont un large extrait a été publié dans le Gorafi, sa mère écrit :
Tous les matins,
L’huile de foie de morue,
Je m’y tiens !
Mais ça pue.
Puis loin elle fait l’éloge des omégas 3 dans le fonctionnement de la synaptogénèse, et écrit une liste, je cite, de « fruits et légumes riches en antioxydants ». Cela prouve à la fois qu’elle avait des prédispositions pour la poésie, et qu’elle prenait grand soin de ses gènes. Hier, jour de la fête des mères, Rilke aurait pu écrire :
Merci Maman d’avoir soigné le terrain,
Car aujourd’hui tes gènes sont les miens.
(et non pas tes gênes sont les miennes… ce qui est peut-être vrai aussi, par voie de conséquence… mais Rilke, il aimait bien les rimes)
Je vais stopper ici l’ironie, car je ne voudrais pas me faire accuser de superficialité !
Passons donc aux pensées profondes qui me sont venues lors de ma dernière retraite spirituelle à Worpswede :
=> La mélancolie, le spleen, la tristesse, ou le désespoir ont de tout temps, et dans tous les arts, donné naissance à de sublimes chefs-d’œuvre. Mais la beauté ne peut-elle pas naître sans souffrance ? J’ose croire que l’on puisse aussi pleurer de joie et être émus de trop de bonheur ! Ecrire ce n’est pas que ressasser sa triste condition humaine, c’est aussi s’en échapper, en laissant voyager son imaginaire. Il en est de même avec la lecture : un bon roman rend la vie plus belle.
=> L’exercice réalisé par Sophie suite à sa lecture est à mon sens un bel exemple à suivre : un conseil ne doit jamais être avalé tout cru. Il doit être décortiqué, senti, goûté. Puis, selon la saveur qu’il nous laisse sur la langue, on peut l’engloutir avec délice, ou le cracher avec dégoût. Pouah ! C’est le moyen le plus sûr de ne pas se faire empoisonner par un gourou destructeur déguisé en professeur (quel beau métier, professeur…).
=> Je pense qu’il y a toujours, de la part de celui qui donne des conseils, un soupçon de supériorité (“Moi je sais ce qu’il faut faire, je suis déjà passé par là, et blabla…”), et d’injonction à obéir (“écoute bien ce que je te dis !”). Bien sûr, tout cela sous couvert de bienveillance, et avec de réelles bonnes intentions ! Aussi, plutôt que de gober des conseils, je préfère écouter des expériences, et réfléchir aux enseignements que je peux en tirer. Car même le plus grand maître ne détient pas toutes les réponses. Ce qui marche pour l’un ne marche pas forcément pour l’autre. L’enjeu est alors de faire le tri entre ce qui semble intéressant pour soi, et ce qui ne l’est pas. Et c’est là qu’il faut être malin, doublement malin même :
1) il faut bien se connaître soi-même, sinon, c’est comme chercher un cadeau pour un petit neveu qu’on voit deux fois par an : on cogite, on devine, et au final, on lui offre un truc complètement à côté de la plaque.
2) il faut être vigilant à ne pas rejeter trop vite une idée à laquelle on ne croit guère : si on ne reste pas ouvert à la nouveauté et suffisamment aventureux pour explorer des pistes inconnues, on risque de passer à côté d’expériences enrichissantes. Il faut oser essayer, avec sincérité et sans a priori. La raison a ses torts que le cœur ne connaît pas, disait Scalpa. Je suis d’accord avec lui (et vice versa…).
Finalement, même s’il n’était pas très drôle, Rilke, j’aurais quand même passé une bonne soirée en sa compagnie. Pas de grands éclats de rires, mais des discussions intéressantes à partager ! Sophie, n’hésite pas à nous présenter d’autres potes à toi, c’est toujours un plaisir !
Coucou Cath,
Merci pour ce chouette commentaire 🙂 Tu étais bien inspirée, dis-moi !
Rilke n’était pas effectivement ce qu’on peut appeler « un rigolo », et sûrement un HPI, et après, est-ce que ça vient de son père ou de sa mère…
Pour répondre à ta question : si Kappus n’a finalement pas choisi d’être poète, est-ce à cause de Rilke ?
Peut-être un peu, mais au fond, si Kappus avait ce talent ou ce désir puissant d’écrire de la poésie, il l’aurait fait « malgré » Rilke. Il est possible qu’au fond, ce Kappus avait des rêves de sortir de son carcan, mais ne s’est pas trouvé dans l’écriture de poésie telle que Rilke l’entendait (il faut quand même se rappeler que Kappus aimait la poésie de Rilke à l’origine et c’est pourquoi il lui a écrit à lui).
Je suis tout à fait d’accord, on peut tout à fait écrire dans la joie. D’ailleurs, la souffrance empêche souvent d’écrire, plutôt que le contraire.
C’est vrai que le mentorat suppose toujours une supériorité de l’enseignant, mais personnellement, je trouve cela positif. C’est un contrat tacite que l’on passe entre maître et disciple : je connais mieux ma discipline que toi, je suis donc apte à t’enseigner quelque chose. C’est vrai que c’est un souci quand le maître n’est ni supérieur, ni pédagogue, mais alors, lorsqu’il est les deux, foi de disciple, quel plaisir d’apprendre !
Merci pour le haïku sur le foie de morue, qui m’a bien fait marrer !
À bientôt !
Merci Sophie : une analyse bien argumentée et documentée, et comme toujours, assaisonnée d’une pointe d’humour qui allège ton propos sans amoindrir sa pertinence.
J’ai l’impression qu’on en revient toujours un peu à la même chose au final : quels que soit la sensibilité d’un auteur, son environnement (famille, époque, lieu), certains ingrédients sont nécessaires à la création : introspection mais aussi ouverture au monde, patience, une certaine humilité. Le travail aussi comme tu l’as souvent souligné, est important aussi. Arbeit ! Arbeit ! Mais pas que. Aimer ce qu’on fait / faire ce qu’on aime me semble tout aussi important, donc être clair avec soi-même sur notre motivation à écrire. Compenser la vocation ratée d’un parent, par exemple, ne me semble pas une bonne base. Lorsque j’écris, j’oublie mes soucis, je me sens à ma juste place, ancrée, quel que soit le registre. Une fois mon texte terminé et lu par d’autres, ce qui prime, vient alors le plaisir de l’échange : cette notion de partage me semble primordiale (dans toute forme d’art).
Un feedback un peu long, dsl 😉
Très bon anniversaire ! Profite ! Dans 20 ans tu auras l’âge que j’ai aujourd’hui… de belles années devant toi, donc 🙂
PS : l’histoire de l’aigle qui becquetait le foie de Prométhée est une infox. En fait, il avait un début de cirrhose dû à de trop fréquentes libations chez son pote Dyonysos 🙂
Merci beaucoup Pascale-Esther 🙂 Si j’avais pu me douter l’histoire de Prométhée cachait une sombre histoire d’alcoolisme…